Jean émile Tournaire
des salins à la ville aux dix portes
L’an mil huit cent quatre vingt onze, le vingt trois Mai à dix heures du matin devant nous Albert de Nesmes-Desmaret, maire, officier de l’état civil de la commune d’Aiguesmortes, canton du dit département du Gard est comparu Jean Tournaire, chauffeur, âgé de vingt quatre ans, demeurant à Aiguesmortes, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né en cette commune le jour d’hier à quatre heure du soir, de lui comparant et de Jeanne Mezy, sans profession, âgée de vingt trois ans, son épouse, deumerant à Aiguesmortes; auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Jean Emile; les dites présentation et déclaration faites en présence des sieurs Etienne Gros, retraité des douanes, âgé de soixante sept ans, et Alphonse Teissier, secrétaire de la mairie, âgé de cinquante quatre ans, demeurant à Aiguesmortes; et ont le père comparant et les témoins signé avec nous le présent acte de naissance après lecture faite.
Ainsi est né Jean Emile, mon arrière grand père paternel. Bien plus tard on lui donnera le surnom de « père Tournaire » et restera dans la mémoire des Aigues-mortais comme ayant écrit une chanson populaire, « Chanson d’Aigues-Mortes », toujours chantée de nos jours lors de la fête du village. Un groupe de Ska, « Infernal Combo », en a d’ailleurs fait récemment une version joyeuse et pétillante régulièrement jouée sur scène.
Je ne l’ai pas connu car il est décédé en 1960. Par contre j’ai de beaux souvenirs de mon arrière grand mère, sa femme Anna Jeanne Casse, alias « mamée Jeanne », dans sa petite robe noire à pois blancs, qui me distribuait des petits gâteaux lorsque j’avais été sage en jouant dans la petite cour de la maison familiale rue Pauline Rolland. Frêle et d’assez petite taille tout comme sa sœur Héloïse Marguerite (née en 1888, surnommée « Cassounette »), sa grand mère maternelle était une Arnassant. Peu avant sa mort, Alors qu’on m’avait offert à Noel un appareil photo Polaroid en plastique, j’étais allé lui tirer le portrait chez sa fille Yvonne. Très fatiguée, assise dans un fauteuil, elle avait acceptée le défi avec un sourire. C’est le dernier souvenir que j’ai d’elle. Son père, Louis François Emile Casse (1861-ca 1913, agriculteur) était marié à Marie Gaussen (née vers 1868). A l’époque on avait des vignes mais on travaillait aussi aux Salins. Jeanne racontait qu’elle avait passée sa petite enfance entre le mas de Mourgues et la Gaujouze. Une fois par semaine le jour des courses , on allait à Aigues-mortes en barquet , et l’on revenait le soir au mas.
Les parents de Jean Emile Tournaire étaient Marius Jean Tournaire (1867-1931, marin chauffeur aux salins) et Jeanne Mezy (1868-1896). On peut remonter ainsi son ascendance localisée à Aigues-mortes, ou l’on croise différentes jeunes Aigues-mortaises rentrant successivement par mariage dans l’arbre généalogique de cette branche des Tournaire, souvent charpentiers ou pêcheurs. On y découvre des dames Marquet, Méjean, Naud, Gros. Avant 1804, je n’ai pas trouvé la certitude d’une localisation sur Aigues-Mortes lors de mes modestes et incomplètes recherches. Lors du recensement de 1876, on retrouve ses grands parents (jean Tournaire 41 ans, sa femme jeanne née marquet, 37 ans) vivant déjà dans la maison familiale au 13 rue des Fours (rue Pauline Rolland) dans le quartier de la caserne de gendarmerie, « les Casernettes ». Son père Marius Jean y est présent a 9 ans, sa tante Anna a 12 ans, et son oncle Casimir a 6 ans. Plus tard sur le recensement de 1891 Jean Marius n’est plus présent, son fils Jean Emile vient de naitre. Marié à Jeanne Mezy depuis le 18 Janvier 1890, on a du prendre un logement rue Plaisantine à la naissance du petit. Hélas Le petit Jean Emile perd sa mère alors qu’il a 5 ans, elle avait 29 ans. De nombreuses années plus tard son père, Marius Jean se remarie à 52 ans avec Anne Sol en Octobre 1919, Jean Emile à alors 28 ans. le père est recensé comme cultivateur en 1931 a la fin de sa vie, et son acte de décès le déclare aussi comme mécanicien.
Jean Emile est rentré aux salins à l’âge de 20 ans, en 1911, comme mécanicien électricien. Mais le service militaire le réclame déjà. Il fait donc partie de la classe 1911, incorporé en 1912. Durant son service, il obtient un certificat d’aptitude à l’école Photo-électrique du Havre, puis rejoint l’école d’artillerie à Joigny dans l’Yonne. Avant de partir pour une campagne en Afrique du nord il bénéficie d’une permission spéciale pour mariage à Aigues-Mortes, avec Anna Jeanne Casse, déjà enceinte d’une petite fille qui naitra quelques mois plus tard, que l’on prénomme Yvonne. Hélas la petite Yvonne perdra la vie à l’âge de 27 mois le 16 Septembre 1915. De terribles évènements annoncent déjà la première guerre mondiale. Au lieu de terminer son service militaire, il est rapatrié intérieur et armée, mobilisé en Aout 1914. Plus tard dans sa vie il n’évoquera que très peu les terribles évènements vécus. Durant la guerre, Le 18 Aout 1916 voit la naissance de leur deuxième enfant: Jean Louis Tournaire voit le jour (mon grand père, décédé en 1974). Jean Emile est finalement libéré de ses obligations militaires en 1919.
A son retour il réintègre la Compagnie des salins du midi en qualité d’ajusteur et metteur au point des moteurs, puis décide subitement de quitter son emploi pendant une durée de cinq ans, pour des raisons que j’ignore. Pendant cette période le 8 Juillet 1922, nait leur troisième enfant, une fille que l’on prénomme Yvonne Marguerite (ma grand tante décédée en 2019), en hommage à leur premier enfant mort en bas âge. La famille vit alors dans la vieille maison familiale de la rue Pauline Rolland. Comme beaucoup d’Aigues-Mortais Jean Emile pratique alors la chasse. Le 12 Octobre 1926, il réintègre les salins comme ajusteur et dépannage des moteurs, puis au service des turbines. En 1940, toujours détaché au service électrique, il crée un atelier de rebobinage, ou sont formés les ouvriers pour effectuer des dépannages en interne, sans avoir besoin d’aide extérieure pendant les évènements de la seconde guerre mondiale. Il y prend alors en charge le service électrique en qualité de chef électricien. Lors d’un courrier datant du 19 Juin 1951, il entreprend des démarches auprès de la CSM pour que soit créé un groupement moral, « Amicale CSM » par association des ouvriers anciens et nouveaux, ainsi que la mise en place de l’arbre de Noel des salins. Après une longue carrière il est nommé Chevallier du mérite Agricole pour ses 40 Ans de service. Il écrit à son départ en retraite :
« Nommé contre maitre électricien, mon ambition a été et restera toujours jusqu’à ma retraite, de former une équipe de bons éléments électriciens complets, adaptés à la technique moderne pour les besoins futurs de l’exploitation. Je ne choisi que quelques références entre toutes, en élevant ma pensée à mon grand père charpentier de marine à la CSM, mort en activité. Ma grand mère, maison d’administration CSM Aigues-mortes, 28 ans de compagnie avec pension. Mon père, conducteur des travaux saliniers retraité CSM, qui m’ont encouragés à rentrer dans la grande famille. « Tes salaires ne seront pas tellement élevés – me disaient ils – mais tes vieux jours seront assurés ». Et c’est sous le même contrat moral de mes anciens, n’ayant jamais failli à mon devoir et tenant tous mes engagements, que j’ai adressé une demande à Mr l’ingénieur en chef des services techniques, de bien vouloir prendre mon cas en considération qui ressemble à celui des anciens qui vont me suivre dans leur retraite l’année prochaine. « On voit ici l’importance qu’avait la compagnie des salins du Midi sur les Aigues-Mortais et leurs familles, et ce depuis de nombreuses générations.
- Matriculé militaire : classe 1911, matricule n°185. « Cheveux châtain foncé, yeux marrons foncé, front vertical moyen, nez moyen, visage plein, oreilles plates et bien ourlées, 1m69 ».
- Incorporé le 12 Octobre 1912. Affectation 7eme compagnie d’artillerie à pied, 70e R.A Lourde
- Campagne en Afrique du 16 mai 1913 au 2 Aout 1914 (canonnier au 7eme groupe autonome d’artillerie à pied d’Afrique en garnison à Bizerte en Tunisie)
- Nommé brigadier le 4 novembre 1913.
- 1ère Guerre Mondiale : intérieur et armée du 2 Aout 1914 au 14 Aout 1919 – passé au 7eme RAP (régiment d’artillerie à pied) le 5 Mai 1916 – maréchal des logis le 20 Mai 1916.
- Promu sous-lieutenant à titre temporaire (du 10 au 17 novembre 1918) pour prendre rang (probablement pour les défilés de la libération). Par la même décision Il est affecté à une batterie du 70eme régiment d’artillerie lourde.
- Démobilisé de son service actif le 19 Aout 1919
- Rayé des cadres de l’armée en 1936 pour des problèmes de tension artérielle et une acuité visuelle défectueuse.
Lors de la dernière guerre mondiale se crée à Aigues-Mortes la troupe de théâtre amateur « La Cigale », ou nombre d’Aigues-Mortais participent à la mise en place d’œuvres diverses, jouées au théâtre de la ville. Une fiche de Raymond Lasserre en énumère les participants pour la saison 1942. Le document manuscrit précédé de la maxime « pas trop de talent, mais quel dévouement! » annonce diverses pièces en préparation: La tour des Bourguignons (drame historique) – L’auberge de la bique d’or (revue locale) – La cocarde de Mimi Pinson (opérette) et bien d’autres. On y note pour la partie « technique » la présence de René Barthelot et Jean Tournaire père, tous deux chargés du rideau de scène !
Depuis la fin du 19eme siècle, Aigues-mortes sacrifie à une tradition de personnages passionnés et investis dans le spectacle vivant, la chanson, la poésie et la peinture. Ils font vivre ainsi le petit monde culturel du village, à une époque ou les seuls médias sont les journaux nationaux et locaux, puis la radio dans les années 20. Les folies Aigues-Mortaises, le théâtre de la ville, puis le cinéma, les fanfares et écoles de musique, les cirques ambulants, les chansonniers et les peintres locaux font partie de la vie locale. On est surpris de trouver à différentes époques une vie Culturelle de village qui bât son plein, animée par une foule de personnages. Emanuel Théaulon dès 1830, Gaston Mezy, Charles Vical, Emile Martin, Delarys, Parody, Gros, Pibre, Carel, Raymond Lasserre etc. On imagine tous ses personnages locaux se rencontrant sur la place et dans les cafés populaires, ou la fête d’Aigues-Mortes, les joutes et la passion taurine faisaient probablement aussi partie des conversations.
Dès lors et jusqu’à la fin de sa vie, Jean Emile portera de plus en plus d’intérêt à la vie de son village, à son histoire, tout en continuant sa carrière d’électricien à la compagnie des salins du midi. Une ancienne photographie retrouvée le montre sur un chantier dans les salins en compagnie du « Grand Marandon », un colosse de presque 2m travaillant avec lui. Etienne Marandon, né en 1893 à Aigues-Mortes, était personnel de l’aéronautique militaire lors de la 1ere guerre mondiale, il travaillait sur les moteurs d’avions « Hispano » et fut blessé de guerre en 1917. Il travailla ensuite à la CSM. Une ancienne chaussée dans les salins porte son nom : la chaussée de Marandon. Sur la photographie, les deux hommes font les pitres, probablement après avoir réparés une turbine de lavage du sel.
Jean Emile écrit les paroles de sa chanson d’Aigues-Mortes à la fin des années 30, probablement influencé par la vague de chansons locales toujours en vogue, écrites par tous ces personnages qui ont marqué les esprits. On fredonne, sur d’anciens airs de Caites, les dernieres paroles à la mode d’Aigues-Mortes (Roumiou, L’Aigues-mortaise, Le Chemineau, La colle des Noirs, Les Dangereux, Vite en route, En revenant de Calvisson, Ô Marguerite etc).
Durant de nombreuses années, le père Tournaire viendra faire un petit discours au théâtre, pour la soirée de Noel des salins, lors de la remise des jouets aux enfants. Se frottant les mains d’un air sérieux, il se mettait parfois à parler un peu pointu au micro, au grand désarroi de son fils Jean présent dans la salle, qui disait à mon père : « Tè vé maï, il recommence ! » Sacré Papé.. Après son départ en retraire, il décide de faire un relevé des signes de tacherons gravés sur les pierres des remparts. Au gré de ses promenades, il dessine scrupuleusement sur un carnet des centaines de symboles. Il communique un temps par courrier avec une historienne en Belgique, qui lui conseille la lecture d’ouvrages historiques. Il semble alors vouloir écrire quelques textes, mais rapidement des problèmes de santé apparaissent.
A partir de 1959, il est contraint de partir en cure thermale à Amelie les Bains pour améliorer sa santé. Accompagné de sa femme Jeanne, il écrit plusieurs courriers à son fils et sa fille, ou il se languit d’Aigues-Mortes. Lors d’une visite à Arles-sur-Tech il écrit: « Nos chers enfants. J’ai retardé d’un jour la réponse à votre lettre parce que je voulais vous parler de la fête qui a lieu ici chaque année à l’occasion de la saint Jean. Entre nous ce n’est pas grand chose somme toute, c’est la montagne qui accouche d’une souris, et il n’y a qu’à sourire, c’est le cas de le dire. Les gens du pays nous avaient dit vous verrez les feux de la saint Jean sur les hauteurs environnantes, et il y avait une foule de curieux partout parmi les curistes mais en fait de feux ils ont brillés par leur absence, à peine on a observé une lueur au loin et encore je n’en suis pas sur mais c’était peut être des phares d’une voiture dans le lointain. […] Les vignes doivent se faire belles, et avec un seau et une rébalette nous somme tout à l’heure à la vendange. Ma cure se termine aujourd’hui et ce n’est pas trop tôt car cela commence à me fatiguer. Maman a bon appétit et ce qu’il y a d’étonnant c’est qu’elle ne languit pas. Mais moi maintenant il me tarde de reprendre mes habitudes et de sentir l’air de la mer car ici ou que tu passes tu respire l’odeur de l’eau sulfureuse qui coule à plein goulot dans les rues, et même que cela fasse du bien je commence a en avoir marre »
Le 18 Décembre 1960, à l’âge de 69 ans, Jean Emile Tournaire s’éteint dans la vieille maison familiale. « Et quand viendra ma dernière heure, me conduisant à ma demeure, à l’ombre de nos grands cyprès, au boulevard des allongés, la foule émue et recueillie, après cette cérémonie, dira c’était un brave petit gars, bien d’Aigues-Mortes troun dé mille celui-là ! »