Cabane d'Arnassant
Le fantôme
Cette ancienne petite bâtisse est située dans les salins du midi, sur la vieille chaussée de Beauregard qui reliait jadis Aigues-Mortes au Fort de Peccais. L’édifice est positionné en bord de chemin, sur un axe Nord Sud au lieu dit de Pont L’abbé (ou de la tynche). Le secteur était stratégique à l’époque, car situé au point de jonction entre trois étangs: Caytives, la ville et le Roy. Des travaux modernes sur la chaussée et le chemin ont effacés toute trace de l’ensemble du bâtiment, empêchant l’estimation de sa superficie d’origine.
La bâtisse est à l’état de ruine de nos jours, seules les fondations et le bas de mur sud sont encore visibles. La présence d’un support métallique scellé à hauteur d’homme à côté de l’ancienne porte, atteste que la structure d’origine était destinée à un usage douanier. Cette pièce en fonte griffée « Château Frères & Cie – DE COLLIN ET WAGNER » nous informe sur la fonction de l’objet. Il s’agit de la partie fixe d’un contrôleur de ronde permettant le pointage régulier d’un veilleur surveillant le secteur. Le fonctionnaire transportait sur lui un mécanisme d’horlogerie, qu’il insérait dans la partie fixe, permettant ainsi de faire tourner un disque qui était poinçonné à chaque passage. Ce mécanisme breveté en 1854 dû connaitre un certain succès car en 1870 le catalogue du fabricant dénombre environ 300 clients, en grande partie liés à l’administration et notamment les douanes.
Avant l’installation de ce mécanisme, le bâtiment était déjà à vocation militaire. lors de la réorganisation des services des douanes d’Aigues-Mortes en 1846, celle ci touche entre autre la brigade ambulante de Pont L’abbé (1). En se référant aux photographies représentant d’anciennes cabanes de douaniers, dont beaucoup ont été conservées dans le Finistère, on comprends que la cabane n’était pas très vaste. Il s’agissait d’une petite bâtisse destinée à des haltes courtes, où après avoir poinçonné le rondier de visite, on se reposait probablement lors d’un repas tout en se protégeant des intempéries après les interminables rondes de surveillance dans les salins. Une célèbre toile du peintre Monet de 1882, « La cabane des douaniers », nous donne une bonne idée sur ce que devait être notre petite bâtisse.
Un autre type de brigade douanière, affectée à des tâches différentes des rondes, étaient logée sur place non loin de là. La Fangouse est déclarée en 1846 comme brigade sédentaire. Les conditions de vie y sont alors réputées difficiles. Une ancienne statistique de 1827 donne une moyenne de 40 douaniers malades par mois, de Janvier à Juin, pour passer ensuite à 90 en juillet, puis 160 en Aout et Septembre, puis 120 en Octobre. Chaque mois, on compte entre 1 et 3 décès. En 1842, Les fièvres sévissent depuis plusieurs mois et un rapport signale : « Ils sont exposés au danger certain de toutes maladies, lorsque commandés de service, ils vont dans cet état faire leur faction dans les marais, ou ils respirent l’air méphitique, entourés de brouillard continuel ». En 1790, pendant la révolution, l’impôt sur le sel avait donc été supprimé, et au mois d’Aout la Capitainerie d’Aigues-Mortes fut démantelée, puis remise en fonctionnement dès Octobre. Le service douanier sera cependant peu présent sur les salins jusqu’en 1806, date à laquelle l’impôt sur le sel est rétabli, et dès 1810 le service a repris entièrement son activité. La recette fiscale du salin de Peccais est conséquente à l’époque. Il y a alors 26 brigades comprenant en tout 200 agents douaniers sur le secteur. Les postes les plus connus sont ceux de la Marette, du Perrier, de la Fangouze, de Mourgues, de la Larbière et bien sur de Peccais. En 1814, suite aux évènements politiques, les douaniers devront modifier leur uniforme, et porter la cocarde blanche en remplacement de la plaque représentant l’Aigle impérial de Bonaparte.
Décrit en 1846, notre petit poste de Pont L’abbé était donc destiné à accueillir temporairement les douaniers affectés à des rondes itinérantes de jour et de nuit, en surveillance des tables salantes et des camelles du secteur, à la recherche de fraudeurs et de voleurs de sel. D’autres brigades étaient employées au contrôle des poids et embarquements sur les barges de transport, ou de nombreuses fraudes avait été découvertes. On perd l’histoire du bâtiment de cette période jusqu’à nos jours. Il est possible que lors de son déclassement de poste de douane, la structure ait été réutilisée par les sauniers du Salin. Le nom de « Cabane d’Arnassant » semble remonter plus loin dans le temps que ce qui était admis à Aigues-Mortes auparavant. Alors que l’on pensait que l’histoire du lieu était liée à Noel Arnassant, il est fort possible que la cabane porte plutôt le nom de son père Hippolyte Arnassant (1787-1860), qui était à l’époque lieutenant des douanes Royales.
Les vestiges actuels montrent une fondation solide en gros appareil, d’une épaisseur de 40cm. Les feuillures du bâti de la porte et de la fenêtre sont toujours présents, leur réalisation soignée est en pierre de taille. Des moellons de blocage sont encore visibles sur les anciennes parties hautes maçonnées, aujourd’hui effondrées, (l’effondrement quasi complet de la structure s’est fait côté sud, probablement un jour de fort vent du Nord). Un croquis de l’ancienne façade sud, réalisé par Raymond Lasserre le 23 Aout 1963, signale la présence d’un ancien cadran solaire situé en hauteur de façade, dans l’axe de la cheminée. On distingue encore l’enduit de support du cadran sur une photographie prise dans les années 1970.
L’imagerie populaire avait donné le surnom de « Fantôme » à cet endroit reculé, car depuis de très nombreuses années et malgré l’état de ruine du lieu, le pan de mur sud avait résisté au temps, conservant l’ouverture d’une fenêtre, le pignon ainsi que le haut de la cheminée. Vue de loin, situé au milieu de la plaine, la partie restante évoquait la forme d’un géant fantomatique courbé dans l’effort. Ce lieu bien connu des anciens chasseurs, promeneurs et saliniers était un point de repaire visuel aujourd’hui disparu. Raymond Lasserre semblait fasciné par cet endroit. Il a réalisé plusieurs tableaux de la cabane, et lui a dédié un très beau poème. Quelques rares photographies datant des années 1960/70 nous montrent l’édifice tel qu’il était encore à cette époque. Au final et de nos jours, l’évènement décrit par Raymond à la fin de son poème est bien arrivé : le bon géant a fini par être terrassé.
(1) Gérard Boudet, « La renaissance des Salins du Midi au XIXe siècle », Les Salins du Midi, 1995
Raymond Lasserre lui a dédié plusieurs tableaux ainsi qu'un poème
Photographie d’un des tableaux (l’original est en couleurs). Il a été vendu lors de l’exposition « peintures et arts divers » proposée par l’association artistique Aigues-Mortaise « Reflets de Camargue », qui a eue lieu du 12 au 20 Octobre 1963. Il portait le numéro 86 et a été vendu 200 Francs.
C’est un vieux pan de mur couleur de crépuscule lorsque la nuit se farde et lasse va tomber. D’autre fois il parait livide, et ses pustules Suintes dans la faille où l’ouverture bée. De loin il semblerait qu’un géant débonnaire porte l’eau d’une cruche aux forçats altérés qui récoltaient le sel en des temps mercenaires, vestige d’une époque à jamais enterrée. Cabane d’Arnassant mur lépreux, presque antique, mes yeux avec Amour contemplent ton tracé. Sentinelle perdue des luttes homériques tu veilles sur les nuits douces de mon passé. Quand j’évoque les temps harassants du levage dans les salins fangeux de l’extrême pays, je me surprends émus ignorant à cet âge tout ce qu’ils ont souffert, supporté et haï. Quand sur le clair canal que frange les roseaux, tiré par la célèbre et pittoresque mule, la barquette toujours que l’horizon recule vers ce havre lointain, mystérieux secret. Que j’ai goûté des joies enfantines et saine Ô chère Thébaïde! Ô vieux mas de Peccais, ton abandon me fit une navrante peine. Cabane d’Arnassant isolée dans la plaine, pleure mes souvenirs bon géant terrassé.
Raymond Lasserre
Témoignages d'Aigues-Mortais
- Quand on était petits avec notre mère, nous allions ramasser des escargots par la bas. Et cette immense étendue nue, sans arbres, et ce « fantôme » dans le lointain nous foutait la pétoche..
- L’homme fantôme était visible de chez moi, rue du vieux Bourgidou. Quand je faisait des bêtises mon père me disait: « le fantôme va venir te prendre ! »
- Un endroit isolé, chargé d’histoire.. Une magie un peu effrayante, lorsque j’y passait je n’arrêtais pas de fixer la cabane, comme si quelqu’un allait en sortir subitement